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          Le chemin





(Photo Philippe Boussion)



Mes pieds glissent sur la terre, juste sous les éboulis du ciel
Mes pas écrivent l’air que je respire
Ils décrivent les labyrinthes des nuages
Ils dessinent le vol du loriot.
Mes pas essaient de comprendre les secrets du silence
Les parfums invisibles et la douceur des fleurs.


Lenteur.


Dépouillement de la marche
Enlisement de l’image
Chuchotement de la pierre
Légèreté de l’air en pleine lumière.
La lenteur est le frémissement du monde
L’exégèse de la pensée.


Je suis serré contre le ciel
Le temps est une silhouette au vent
Je suis contre la silhouette du temps
Nos deux silhouettes sont pelotonnées dans nos ombres.
Nos ombres grandes ouvertes dans notre lenteur
S’allongent comme deux couches sur le lit des pierres.
Je marche, sans rien bousculer du monde
Ma marche aspire à la crête tout là-haut
Ce qui vient de l’homme, je l’oublie
Mes pas aèrent les cadences de la mémoire
Ils confisquent ce qui vient d’en bas, de la ville.
Dans chaque pas, une fleur, un chant d’oiseau, un paysage
Une couleur, un espoir, une surprise.


Débattre avec les feuilles.
L’usure du temps est inconnue en ce dialogue
Le végétal chemine plus sûrement que la machine
Ne perdant jamais d’un retard hasardeux
L’instant sans avant et sans après.
Le temps est sur l’équilibre de l’instant voulu par la lenteur
Il est devenu un bouquet oublié au bord de l’errance.
L’axiome du temps épuise l’homme machine
Il libère l’homme végétal ou minéral
Même s’il raidit parfois ses membres dans la montée abrupte.


La liberté est une douleur que disperse la lenteur.


Mes pas ouvrent le chemin qui dénude le monde
Mon souffle se faufile dans cet ouvert qui me lie à la lenteur
Je passe du bruit au silence
Le visible s’harmonise avec la respiration
Je reste cependant dans le langage du chemin
Dans la syntaxe des arbres.


Le contexte du chemin est sans complications
Mes pas subliment la sémiotique de l’espace
Ils gardent le sens des épines et de ses baisers
Le feu des orties.
Je vais tout là-haut vers cette petite maison dans les airs
Le chemin qui me mène vers elle est comme une écriture libre
Il échappe à toute construction intellectuelle
Il mêle son absolu avec la matière de son parcours
Sans artifice ni stratagème.


Le vent et les abeilles
Mes compagnons de souffle
Fidèle escorte.


Au commencement est un pays qui s’éloigne.
Derrière.
Le chemin où sont mes pas porte le possible
Aux creux des pierres et aux traversées des arbres
Le chemin prend ma jeunesse dans les bras puis avec l’oiseau il écrit ma vie
Le chemin est un rempart contre la ville
Il s’enracine à la terre puis s’accroche au paysage
Il monte sans rature
Pudique.
Mes pas font corps avec ses mouvements
Ils s’aiguisent au sol caillouteux
Le chemin a des exigences pour ceux qui le suivent
Il a des soucis de perfection
Mais dans l’instant que pousse le vent, il reste de silence.
Le chemin n’aime pas l’ennui
Il sort sans bruit de chaque virage
Léger comme une gelée blanche.
Il cherche le face à face avec le promeneur
Il retient le pas trop rapide car il faut attendre la douceur de l’air
Alors il questionne sur le miracle de l’imprévisible qui divulgue ses secrets
C’est un sacré conteur, le chemin
Je donne toujours ma langue à ses mystères.


La lenteur est un refuge absolu.


Je m’arrête souvent au milieu du paysage
Que c’est beau !
Je change d’horizon à chaque virage
Je me laisse empoigner par l’euphorie de la découverte.
Le chemin continue avec ses montées, avec ses cris de geai
Ses bosses et ses trous, son silence immense.
J’ai l’ambition d’aller en haut près de la maison
De garder avec moi cette belle sensation d’être à ma place sur ce chemin.


Jubilation de la marche
Vertige des pas qui s’épurent de l’essor
J’émerge de la durée de l’ascension
Sous moi, une immense falaise
Avec le vol des martinets alpins qui poursuivent leurs cris
Et le plané envoûtant des gros rapaces bruns.
Au bord du gouffre, un pays d’aventures.


La maison n’est en fait qu’une cabane de berger.
Qu’elle est belle cette cabane avec ses jolies pierres grises.
Perchée au bord du vide
Elle semble voler avec les oiseaux.
Au toit de ses souvenirs elle semble trembler
Mais quelle justesse dans son écriture
Avec les mots qu’il faut pour sculpter son vertige.
Ici, les mots font silence.
Bergère de lumière dans sa tour de guet
La cabane, main grande ouverte, enfante ses moutons de brume sur les bruyères endormies.
Je m’assois au bord des nuages
Ils réfléchissent avec moi le chemin du retour.
En bas, le chemin est un graffiti.
Si l’homme regarde les étoiles c’est pour connaître sa direction :
Le vent s’invente nos récits
Il relie les expériences du temps et des hommes dans ses archipels imaginaires.
Le chemin porte les traces de nos désirs et concentre nos repères
Débutent alors les considérations du marcheur ;
Ce que l’on nomme la divagation.
En cet instant nous devenons mobiles
Nous marchons dans notre erre sur les contre marches du chemin.
Expérience reliée à la nature de nos pas
Le chemin nous oblige à penser avec lui.


On appelle éclairage intérieur cette lumière du chemin.


La déambulation est constellée d’oublis
Nos enjambées nous placent au centre du cosmos et fomentent l’interruption du temps.
Ne jamais se recroqueviller dans les prophéties du vent
Elles se dispersent et se répètent.
Nous devenons une poussière hors du temps.

Il faut reformuler sans cesse le chemin pour changer d’intensité.
Marcher, c’est se plier à cet exercice dans le regard du temps
C’est refaire l’expérience de son propre effacement
Marcher nous transforme
La gestuelle du chemin nous apprend la vie.


En ville l’individu est fragmenté.
Comment rester humain dans la dispersion et la dissimulation de notre avenir dangereux ?
Sous le bitume.


Les idées s’agrègent dans les impulsions de la marche
Elles se font et se défont mais se relient toujours au silence des pas.
Le chemin abolit la ville.
Il métamorphose les mascarades citadines en les soustrayant aux brûlures des lampadaires,
Aux stroboscopes de la pollution.


Piste inachevée, sentier de solitude
Éternité des hauteurs et des confins
Ici, on prend le vent et on change de langue.
Combien de territoires gagnés
Avec notre obstination sur les traces de nos chaussures ?
Ici, c’est la mémoire de la lenteur
On construit notre mémoire dans la lumière de nos pas.


Si le temps est un lieu le chemin est alors le temps.


Le chemin écrit pour nous découvrir
Il écrit nos pas lourds de fatigue
Il écrit nos rêves
Nos volontés
Nos désirs
Nos ombres.
Il n’écrit jamais de slogans parce qu’il ne cherche pas à convaincre.
Avec le chemin nous sommes liés au moment
À la vérité sans voix.
Le chemin nous restitue notre voix.
Notre urgence.
Notre nature.


Alors nous parlons de ce qu’il a dit
Du feu de la roche
De l’espace noir de la nuit
De toutes nos destructions
Des sirènes de nos constellations
De notre chaos
De tout ce que nous ne connaissons pas
De nos profusions et accumulations.
De nos vaines insurrections.


Brusquement, la sensation d’une naissance à l’ombre du vent.