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18
May
May 18, 2020, 12:35 pm
        Je suis debout, titubant au milieu de hurlements dont je cherche l’origine. Il y a un bruit immense dans mon crâne et je crois qu’il y a une éternité à cette posture au milieu d’une horreur inconnue de moi. Être debout dans le sang et les cris et voir sa chemise rougir dans la nuit. Sentir l’odeur de son propre sang et croire que quelqu’un d’autre est dedans soi.
        Je suis debout perdu dans un grand brouhaha et j’ai du sang partout sur le visage. Et, comme un reflet, du sang sur les visages des gens autour de moi. 
        Du sang couché, du sang debout, du sang muet, du sang qui pleure et qui crie. Du sang qui veut mentir sa réalité.
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 &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;   Je suis debout, au milieu d’un amas de sang, d’un tas de corps. Je suis debout au milieu d’une explosion terrible qui résonne dans ma tête en un bourdonnement atroce.
 &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;   Je suis debout et je lèche le sang qui coule sur mes lèvres car je ne peux pas lever les bras pour m’essuyer à ma manche, comme s’ils portaient le poids de toutes les douleurs et de tous les cris autour de moi. Debout dans cet espace plongé dans le noir où seules brillent encore quelques lampes de poche.



     Je suis au milieu d’un vertige qui m’attire vers des vagues de silences. Dans le chaos de ce désarroi il y a en moi des esquisses de gestes pour agripper une main, une épaule, une chaise, un mot, un regard. Puis je rentre dans une brume blanche comme un drap. Comme un linceul.


     Je tombe vers cet éblouissement et quand ma tête touche le sol, ma dernière image est celle de mon ami, la tête ouverte. Avec la douloureuse impression qu’il me regarde. Alors, juste avant la fin, juste avant d’être englouti par le fond d’un sombre ailleurs, l’angoisse en moi d’aller vers un éclatement de mes artères et d’être avalé par mon sang. Et puis me dire adieu.


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         Entendre le sang dans ses oreilles
         Long voyage dans les siècles des veines
         Poésie incandescente
         Coma squelettique
         Roman fragmentaire
         Le voyage du sang
         S'écrit sur les draps de la vie.



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     Me voilà donc au rebut du monde, allongé dans mes miasmes mélangés à ceux des autres. J’ai perdu connaissance dans une coulée du temps vers le néant. Vers un faux néant qui n’a pas duré si longtemps, je crois, mais dont j’ai du mal à sortir.


     A mes cotés l’ami Rémy au regard éberlué et fixe. Et toujours ce bruit infernal dans la tête. Toujours des cris autour de moi. Je suis une caisse de résonance entre deux états. Incapable d’être en dehors de moi-même, je regarde sans comprendre les corps autour de moi allongés dans le noir parmi des décombres. Des gens me regardent. J’aimerais leur demander de l’aide mais je ne sais plus parler. J’ai perdu la parole dans mon mal. Dans mon mal de tête, dans mon mal de dos, dans mon mal à l’épaule.


     A quoi sert la parole lorsque le temps effleure la vie.


     C’est bizarre, je devrais être dans l’angoisse, me demander ce que j’ai vraiment, de quoi je suis la victime, essayer de savoir ce qu’il s’est passé ou si j’allais mourir mais je suis simplement dans l’attente qu’on vienne frapper à ma porte pour m’annoncer qu’on va m’emmener, qu’on va me soigner.


     Parfois j’ai l’impression d’avoir une sangsue derrière la tête qui aspire mon sang et mes pensées et qui plonge un fer rouge en moi.
     Bientôt, dans le saccage de mes oreilles, j’entends des sirènes et je vois les lumières bleues des ambulances. J’entends aussi le mot attentat, le mot bombe, les mots morts et blessés.
     Bientôt je vois des souliers qui piétinent autour de moi, des lampes qui me regardent, des murmures qui me sourient. Je remercie ces gens en blouse blanche de s’arrêter près de moi. Je crois qu’ils ne m’entendent pas mais je leur dis merci quand même.
     Dehors il y a toujours ce phare bleu qui tourne juste devant la porte. Ce doit être l’entrée du port. Je vois une voiture blanche avec une lumière bleue juste devant le port. Je sens la houle qui me porte vers cet endroit incompréhensible. Mes jambes tremblent dans cet océan qui s’effondre sous moi.
     Mes yeux sont ouverts mais j’ai l’impression de dormir alors que je sais bien que je résiste au sommeil. Que l’entrée au port est toujours une manœuvre délicate qui demande toute son attention.
     Je suis un peu perdu, j’ai du faire une bêtise car les gens qui me voient passer poussent des oooh et des aaah. Comme si j’avais la peste. Comme si, dans une erre thaumaturgique, mon bateau revenait de l’apocalypse.


     Je vois ma vieille bicyclette posée sur le mur de l’étable chez mon oncle et, brusquement, je me sens attiré vers le centre de la terre et je met la main sur l’épaule de mon père pour me retenir.
     En équilibre sur une blessure qui désagrège les bords de la vie je ne sais pas crier mon effroi. J’avance vers le rien avec le tumulte de mon passé qui me crache des images bricolées par l’urgence. Et dans la cadence échevelée des images projetées sur mon mur de sang, les bords de ma vie deviennent des lignes de hasards qui désossent le rafiot que j’essaie dérisoirement de rentrer au port.


     Puis j’ai connu le rien, cet état vers lequel se dirige le corps lorsqu’il n’en peut plus du mal.


     Je suis dans un couloir tout jaune. Une lumière me violente les yeux que je m'efforce de tenir ouverts. Dans le couloir de nombreuses silhouettes allongées sur des brancards. Je reviens au monde dans un hôpital. Près de moi, une jeune fille pleure. Je voudrais lui prendre la main et porter sa douleur avec la mienne. Oublier avec elle ce qui en est là de la douleur.


     On m’a opéré. Avant on m’a fait retourner vers le rien. A coup de chloroforme. Le chloroforme a le goût de la mort. Il t’envoie ton cœur dans la tête et te fais connaître la grande explosion finale. Juste avant le grand rien.


     Maintenant je tourne en rond dans une chambre. A oublier mon humble désastre, mon infime malheur. A colorier mon passé pour passer le temps.
     L’hôpital, avec ses lits des jours longs, à suivre ses douleurs qui s’éloignent, à questionner son existence dans cette violence. Et puis, une nuit, une infirmière s’assoit près de moi et me parle. Il y a plein de douceur dans ses yeux sombres mais elle m’apprend la mort de mon ami Rémy. Alors, je pose ma tête sur ses jambes et je pleure. L’explosion est toute fraîche dans ma tête avec ses fers encore fichés dans mon corps d’homme, mais maintenant, je suis un petit garçon en pleurs qui se laisse caresser la nuque par une main attendrie et bienveillante.

     J’ai revu la jeune fille qui pleurait dans le couloir. Elle est venue avant de quitter l’hôpital mais on n’a pas parlé de malheur. Ceux qui pleurent ne parlent pas.
     On doit se revoir bientôt c’est promis.


     Mais avant j’irai à Joffreville, en convalescence près du parc national de la montagne d’Ambre.


     A quoi ça sert de porter le temps ? De toute façon tout finira en bourrasque puisqu’il paraît que c’est toujours pour demain le vent de la mort.



Le 2 décembre 1968 un attentat a fait 5 morts et 42 blessés au bar chez Pauline à Diego-Saurez. J’avais 18 ans et je fêtais le retour en France de mon ami Rémy qui devait prendre l’avion le lendemain.

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