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        Iran





(péninsule de Musandam)



     Avant de quitter Djeddah, cette ville cage et ses yeux de fièvre, une réception a été donnée à bord de notre bateau. Tout un aréopage de personnalités arabes et de notables français (1) s'était donné rendez-vous sur la plage arrière. Le grand pavois était hissé sur la passerelle. Il formait une structure aérienne, multicolore et mouvante au dessus des têtes des visiteurs lors de leur arrivée et de leur départ.
     Les corps se frôlaient involontairement dans cet espace réduit. Parfois, c'était juste une pudique et discrète accolade dans le cliquetis des verres qui laissait une empreinte à peine sonore. Et ça faisait des révérences aux beautés ensorcelantes des bédouines masquées, et ça bougeait un peu les mains pour animer les bribes de conversation loin des sordides délinquances. Combien de ces lèvres suçant le bout d'un fruit récupéré au fond du verre faisaient écho aux supplices des pauvres gens pour une bouchée volée ? Combien de ces yeux de braises sous les voiles étaient rougis par ceux qui pleuraient, le vendredi matin, sur les places publiques ?
     Ambiance pesante, sans rire. Que des voix brisées dans les fêlures du soir. Femmes et hommes du désert démunis d'étoiles, sans mondes inventés, aux regards rigoureux et implacables, sans bonté. Et nous, de notre côté, notre condescendance occidentale, presque coloniale, mais tempérée de la retenue officielle due au devoir de représentation nationale.
     Les visiteurs arabes partirent tous très tôt et dès lors, les jus de fruits furent rangés et les alcools sortirent des soutes et de la cambuse. Les visages s'éclairèrent, les voix forcèrent et les rires commencèrent à fuser.
     Vers une heure du matin, le ministre des armées (un des derniers convives encore présent), incapable de descendre seul l'échelle de coupée, fût raccompagné à son véhicule de service par un matelot.


     Nous retournons enfin au large, revoir la côte coranique du Yémen échouée aux rocs jaunes des eaux d'Oman. Nous dépassons le cap Guardafui puis, à notre tribord, l'extraordinaire île de Socotra avec sa végétation fabuleuse. Nous atteignons le golfe d'Oman peu après l'île de Masirah.
     Au matin, un paysage fantastique s'offre à nos yeux incrédules. L'endroit est si incroyable et si chimérique qu'il me rappelle un paysage de science fiction vu dans une bande dessinée (2). C'est le détroit d'Ormuz avec les fjords vertigineux de la péninsule de Musandam tout au bout du sultanat d'Oman. Le bateau lèche la côte en glissant sur une mer d'huile dans la respiration régulière de ses moteurs. Tout est ocré ici. La montagne, découpée, hachée, abrupte et sauvage, la mer qui reflète la roche, la brume isabelle qui bouche l'horizon et donne au ciel une teinte irréelle tel un haillon livide déployé dans cet espace. Il règne ici un alphabet étrange, comme une invisible substance qui laverait toutes les salissures des hommes. Ce paysage est le bout d'un monde qui contient ses propres mystères. On ressent des palpitations qui se déploient dans ce lieu reclus. Une promesse de présence ?


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         Notre sillage explore la mer
         Il ouvre en elle des espoirs et des élans
         Il découpe, au soir, des silhouettes mouvantes.


         Notre sillage dessine la côte
         Il écrit les chants obscurs des sirènes
         Les chants dont l'écho, en chaque rocher, résonne.


         Notre sillage touche la pierre brûlante
         Et laisse ses mots éroder le vertige
         Dans les ombres allongées aux amoncellements du temps.



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     Nous avançons doucement vers le mur cotonneux de l'horizon. Bientôt nous sommes happés par un épais brouillard. L'officier de quart fait prestement ralentir la vitesse du bateau à deux nœuds et immédiatement actionner la corne de brume. Nous allons ainsi, aux aguets, coincé entre les îles Larak et Qeshm à bâbord, l'île d'Ormuz à tribord et la ville de Bandar Abbas face à l'étrave. Nos yeux ne quittent pas les radars de la timonerie. La corne de brume qui tonne quatre secondes toutes les minutes ajoute à l'atmosphère tendue et pesante. Au large de Bandar Abbas c'est une délivrance lorsque le pilote monte à notre bord pour nous emmener à quai.


     Bandar Abbas. Il y a une fontaine avec un couple qui se tient par la main. Ils restent immobiles dans l'étirement du temps, se souriant dans l'ombre de leurs mains. L'eau fraîche coule de la pierre vers la pierre. Pierre muette à l'élégance de ceux qui ont sculpté l'Iran. Charme d'un lieu public qui invite à s'asseoir au bord du bassin sous les nuages bleus. Même en comptant les étoiles, l'eau est claire à Bandar Abbas.


     Bandar Abbas est une ville assez monotone, sans attrait réel, hormis le temple hindou, la mosquée Mahdi et la mosquée Delgosha. Les deux aimants, puissants et omnipotents, que sont l'activité portuaire et la religion (3) orientent et régentent la vie à Bandar Abbas, mais ici, les gens ont les yeux si chauds et si vivants qu'ils remplissent le ciel de leur présence.


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         Bandar Abbas. Des déserts de sortilèges et des mers entravées
         Des vieilles langues sous les flèches des minarets
         Des paroles comme des torches aux croisements des sommeils
         Hautes tours essoufflées, hors de la terre, si loin des hommes.



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     J'ai ouvert les livres de l'Iran pour y trouver les six cents ghazals de Mohammad Hafez-e Chirazi. Ils galopent dans le pays des soufismes comme des chevaux mystiques. Alors je suis allé à Chiraz voir si on y danse toujours sur les vers du poète.
     Chiraz, incroyable et pathétique carambolage de l'émotion avec la mosquée rose Nasir-ol-Molk (4) aux vitres multicolores. J'ai enlevé mes chaussures au petit matin et j'ai marché dans la lumière des vitraux, alanguie sur les tapis. Pénétrer dans cette mosquée c'est entrer dans un kaléidoscope et en sortir dans un état de fascination hypnotique.
     J'ai posé l'oreille sur le coeur de l'Iran pour y lire les mille rubaiyats (5) d'Omar Khayyam. Ils voyagent sur les sentiers soufis comme des noeuds de lumière divine (6).
     Chiraz, encore, avec le mausolée vert de l'émir Ali, richement décoré de fragments de miroirs vénitiens, la mosquée Vakil, avec ses céramiques bleues et ses quarante huit piliers en spirales.
     Chiraz, c'est une pluie de lumières polychromes, une averse étincelante de grosses gouttes d'Allah sculptées par les hommes.


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         Un peu de pain, un peu d’eau fraîche,
         l’ombre d’un arbre, et tes yeux !
         Aucun sultan n’est plus heureux que moi.
         Aucun mendiant n’est plus triste. (7)



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Femme - Bernard Lavilliers




  1- Ambassadeur, consul et ministre des armées, entre autres.
  2- Je crois qu'il s'agissait du mystère des abîmes de Philippe Druillet
  3- En 1969 la république islamique d'Iran n'existe pas mais la religion est très présente. Les premières émeutes ont eu lieu en 1963 au cours desquelles apparait un homme du nom de Khomeini.
  4- La mosquée Nasir-ol-Molk est considérée par beaucoup comme la plus belle mosquée au monde.
  5- Quatrains
  6- Le portrait de Dorian Gray de Albert Lewin s'ouvre sur un quatrain d'Omar Khayyam.
        "J'ai envoyé mon âme à travers l'invisible
        Déchiffrer quelque élément de cet au-delà
        Et mon âme finit par me revenir
        Et rapporta que je suis moi-même le ciel et l'enfer"
  7- Bernard Lavilliers débute sa chanson "Femme" par ce quatrain de Khayyam.