Modifier



          La mer








     La mer qui flâne au soir, accroche ses vagues au soleil qui sanglote à l’horizon comme une feuille morte le long d’un ruisseau. Cette mer immortelle qui soupire en silence s’étonne de la robuste coque du navire qui fend ses rêves. On dirait qu’elle se préoccupe de ce qui pourrait éclore, comme si ce rostre d’acier qui l’écorche était le messager d’un drame possible.

     En mer, il y a toujours du soleil sur le hâle de mes mains et des balbutiements sur les hasards de mes enjambées dans les coursives du roulis. Le pont du navire est ballotté par la houle qui ouvre ses échancrures sur l’écorce de mes souvenirs et sur ma soif d’évasion.

     Un jour, au décor jaunissant et brumeux de la côte sablonneuse de la Somalie, l’eau devient immobile. Elle se recouvre d’une peau d’huile sur laquelle plus rien ne bouge hormis quelques ridules minuscules.
     Notre aviso trace sa route au milieu de l’océan indien. Il avale à forte dose toute cette étendue d’eau ou de ciel, je ne sais plus trop, tellement est parfaite la symétrie de la couleur et de la texture. Sans notre sillage qui commente notre cap nord-nord-est vers la mer rouge, je pourrais me croire sur un vaisseau extragalactique.

     Je me fonds dans cet océan pâteux (1) et sans fin que remue parfois le dos d’un cachalot ramant dans cette haute marine. Je me souviens être debout sur le flanc du bateau et chanter dans ma tête l’espérance d’une vie au contrepoint du crépuscule. Voyage exaltant sur les poèmes de la mer.


         --------------------//--------------------


         Transparence de notre humanité
         Le silence contient le monde
         La mer formule la mémoire



         --------------------//--------------------


     Beaucoup plus loin, aux confins de la Somalie, juste sous la corne de l’Afrique, j’ai aussi le souvenir d’un réveil stupéfiant après avoir poussé la porte de la nuit et aperçu, dans l’air mouvant de l’équateur, l’océan en feux jusqu’au bout de notre espace. La mer sombre est tout éclairée par une lumière saphir comme venue des abysses. Le bateau navigue sur un monde irréel d’étoiles sémillantes et agitées. Je suis émerveillé par cette fantasmagorie luminescente (2). Dans cette œuvre raffinée, dans cet apparat coloré de la mer, je suis dans une ivresse jubilatoire sans nom. Dans cette eau du bout du continent africain, dans les grognements baveux de notre bateau qui déchire l’eau comme un vandale, le temps chansonne la fièvre de mon cœur ébranlé par tant de splendeurs. Complètement captif, je ne peux m’extraire de ce spectacle éblouissant comparable à une aurore boréale qui peint dans la mer ses paysages vertigineux.

     Le spectacle de cette lumière qui palpite sous la flottaison du bateau corrompt les douleurs, emporte toutes les pensées pitoyables et réanime la vie.


         --------------------//--------------------


         Dans les chemins ronds de la mer
         Dans la turbulence des eaux bleues
         Tamiser ses illusions et ses espérances
         Ne garder que des souvenirs d’écumes



         --------------------//--------------------


     Aller à Djibouti (3), venant de Madagascar, c’est très simple. On laisse à bâbord l’archipel des Aldabra puis les îles de la Providence à tribord. On longe ensuite les trois mille kilomètres de côtes somaliennes et tout en haut, on laisse l’océan indien derrière soi pour entrer dans la mer d’Arabie. Juste après la corne de l’Afrique, on prend à bâbord, le cap compas deux cent quarante cinq degrés pour s’enfoncer dans le golfe d’Aden. Djibouti, où nous faisons escale, est à l’entrée du golfe de Tadjoura.
     S’engager dans le golfe de Tadjoura pour rejoindre Djibouti, c’est monter à bord du Karaboudjan, cargo où a été emprisonné Tintin (Le Crabe aux pinces d'or), c’est enverguer les voiles auriques de l’Altaïr (4) et s’aventurer dans les routes maritimes de la contrebande et du renseignement (5).

     Remonter le golfe, c’est louvoyer parmi une flottille de boutres colorés, sambouks, zarougs, zeimas, baggalas. C’est admirer la tradition et le savoir faire des charpentiers de marine yéménites.

     Mettre le pied sur la terre de Djibouti c’est pénétrer un monde irréel. Le monde surprenant et fabuleux de Joseph Kessel, Arthur Rimbaud, Pierre Loti et surtout c’est partager l’esprit des aventures fascinantes d’Henry de Monfreid.


         --------------------//--------------------


     Roches noires et paysages sans ombres. Pour atteindre le lac Assal, il faut traverser un désert infernal et descendre à moins cent cinquante cinq mètres. Lac Assal, longue banquise bleutée éblouissante de lumière, caravanes de sel aux grands dromadaires chargés de lourds fardeaux de gypse, fournaise démoniaque, chameliers ayant pour seuls luxes une boule sauvage de khat dans la bouche et une antique pétoire à l’épaule.
     Nulle épave sur la géographie de cet ouvrage naturel près des bordures des vagues aux dentelles blanches et tremblantes. Nulle escale dans les regards aiguisés et magnétiques des peuples vagabonds qui ont le désert pour seule menotte.

     Et dans le feu de ces couleurs contrastées et violentes, au milieu d’un vide minéral infini, le sourire pétillant d’une petite fille aux cheveux tressés sautillant dans ses jeunes années.


         --------------------//--------------------


         Du labour de l’étrave, le silence des sillons blancs
         Des failles arides de la mer, la soif des nomades.

         Dans l’aridité, le cheminement lent du sable
         Dans le rire de l’enfant, les palpitations du troupeau.

         Rumeurs furtives aux talus rongés par le sel
         Sous les foulées lentes d’un ciel jaune.

         Vertige d’une lumière bayant au crépuscule.



         --------------------//--------------------


     Plus loin, à l’extrémité nord du rift africain, à la frontière éthiopienne, la vision irréelle du lac Abbé avec ses innombrables cheminées de calcaire au milieu des vapeurs. Ici, dans cette fournaise, dans ce monde hostile et changeant, on ne sait pas si la chaleur vient du ciel ou de la terre. Ici, on sent le soufre qui s’échappe des fumerolles blanches comme des fantômes qui s’animeraient au mitant de cette surprenante création.
     Naissance du monde, naissance d’un monde. Rêves d’une vie sauvage et pure où se posent flamants roses, ibis et pélicans. Terre fracturée, tempêtes de poussières erratiques, pinacles tourmentés et tordus, monde lunaire au soleil enflammé.
     Et à la périphérie de cette planète étrange, deux, trois, quatre coquillages (6) typiques gisant sur la pierre basaltique, petite colonie d’Afars nomades venant là pour faire paître leurs chèvres.

     Ici, on ne sait pas d’où l’on vient mais seulement de qui l’on vient.


         --------------------//--------------------


         L’appel sonore du cœur recueilli dedans les songes
         Construit les beautés des chemins du bientôt.
         Que tu es beau, nomade sans roue
         Sans départ et sans point d’arrivée.
         Il y a l’infini dans ta poitrine.



         --------------------//--------------------


     Pour passer en mer rouge il faut embouquer le Bab-el-Mandab juste après Djibouti. Le Yémen a tribord, l’Éthiopie à bâbord, nous filons à vingt deux nœuds vers Massawa (7).

     «Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons à la splendide ville» (8)

     Au port, de nombreux navires de guerre attendent une cérémonie prestigieuse. Face à l’extraordinaire archipel de Dahlak, un défilé des marines britanniques, françaises, américaines, italiennes, éthiopiennes... devant le roi d’Éthiopie Haïlé Sélassié. Tout habillé de blanc il trône sur son blanc destroyer au milieu d’un équipage à la tenue, elle aussi, royalement blanche. Sur l’air des canons, ce sont des dizaines de navires qui, ce jour là, valsent et saluent le négus de l’Éthiopie dans une eau qui s’ouvre aux caresses des poissons et aux insolentes trompettes des hommes.

     Dans les tourbillons arrachés à la mer je songe au temps qu’il faudra pour que pourrissent tous ces canons et combien il faudra de pelletées pour ensevelir ce dirigeant légitime de la Terre (9)


         --------------------//--------------------


        La mer rouge roule ses coques armées
        Et dans les saignées de ses eaux fripées
        J’entends l’empreinte de ses chuintements
        Allant blanchir sur les fonds rocheux de Dahlak.

        Les vols moroses des goélands assoiffés d’embruns
        Ont parfois des mémoires d’humanité minable.



         --------------------//--------------------




  1- De part et d’autre de l’équateur, s’étend une zone, au vent souvent nul, dans laquelle les bateaux à voiles s’engluent des jours durant. Les marins appellent ce phénomène dû au marais barométrique «la pétole»
  2- Manifestation naturelle dû à la présence d’organismes vivants unicellulaires nommés Noctiluca scintillans
  3 Djibouti était alors territoire français des Affars et des Issas
  4 Goélette de 25 mètres construite par Henri de Monfreid avec ses propres moyens.
  5 Durant la première guerre mondiale, Henri de Monfreid fournissait à la France des renseignements sur les positions turques au Yémen.
  6 La daboyata est une habitation des Afars de forme elliptique ou hémisphérique. Elle est constituée d'une armature formée d'arceaux et d’une couverture en natte de palmier
  7 A l’époque , en 1969, l’Érythrée n’avait pas son indépendance (acquise en 1993)
  8 «Adieu», le dernier poème d' «Une saison en enfer» d’Arthur Rimbaud
  9 Considéré ainsi par la majorité des rastas en raison de son ascendance salomonide (dynastie remontant aux rois Salomon et David par la reine de Saba)