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         Mon grand-père





(origine photo inconnue)



     Un visage endommagé. Un visage comme un labour d'automne, comme une terre craquelée par un soc ravageur. Des joues aux broussailles calcinées par tant et tant d'heures passées aux soleils crépitants et aux lunes blanches.
     Des mains comme du silex, comme des pierres rondes cabossées par tous les chocs et toutes les blessures du travail pour le bol quotidien. Oui, les blessures du travail ! Car la terre fait mal à ceux qui la chérissent, à ceux qui n'ont jamais les mains dans les poches, à ceux aux ongles noirs qui s'agriffent à l'humus. Des mains comme toute cette pierraille ramassée aux travaux de la terre, soulevée des guérets dans ces petits lopins puis roulée dans de lourds tombereaux vers les chemins boueux de l'hiver. Des mains comme une étendue de pierres aux origines du limon.

     Des bras durs comme le bois des frênes et des chênes débités à la cognée (1) pour la cheminée et la cuisinière. Des bras durcis aux travaux des champs et aux soins des animaux. Des bras si durs qu'ils me faisaient mal lorsque je les touchais mais des bras si chauds et si doux lorsqu'ils me prenaient pour m'enfermer derrière l'accordéon. Alors le visage de mon grand-père s'inondait d'étoiles et notre bonheur bourgeonnait sur la musique. Alors nous partions loin du pays où nos épaules se trouvaient enracinées par chacune des chaînes et des tapages de la terre. On s'agrippait tous les deux aux bords de la musique qui riait sous ses doigts et qui portait ses chansons. Parfois, tombait son mégot mal collé à ses lèvres et j'entendais alors les craquements de ses os qui se penchaient.
     La musique, le lieu où s'accomplissait notre complice convergence. Il en allait ainsi des chemins creux qui dessinaient nos origines communes, la félicité de nos vies et la candeur de notre poésie.


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Quand j'y pose la tête
Les genoux de mon grand-père sentent le foin
J'entends aussi son sang passer dans ma mémoire.



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     Se taire est un don. Mon grand-père parlait peu, en noir et blanc et toujours à la verticale des mots. Il n'exhibait jamais ses bourrasques, ses clins d'amour, ses pliures dans la mort. Et moi j'étais comme lui. On laissait simplement nos corps soutirer la résonance d'un monde simple tout en laissant notre travail peindre notre existence. Notre souffle se confondait avec celui des arbres. Nous vivions à la source du silence et chaque jour, du matin au soir, blottis dans ce creux, nous rendions hommage à notre terre en laissant glisser en nous sa respiration cosmique.

     Nous n'étions pas des migrateurs mais nous connaissions la direction des vols d'oiseaux et nous savions nommer le chant qui gonflait leur poitrine et se coulait au vent. La voix des oiseaux qui se mêlait à celle des arbres, de l'eau et de la terre. A celle du ciel où voguaient nos jours. Chants d'été et chants d'hiver qui déroulaient la splendeur de nos vies jusqu'au lointain.

     C'était le temps de la lecture. Lecture des arbres et des herbes avec notre cheval rêvant dans les ridules de la chaleur. Avec la poussière qui lui collait aux pattes lorsqu'il s'arrêtait aux meules des prairies. Nous appelions chaque feuille, chaque tronc. Fétuque, folle avoine, orme, chiendent, chêne, noisetier, sureau, parielle (2)... Grammaire intime des champs quand l'été paresseux rangeait ses outils au profond des appentis.

     Mon bois blanc contre son écorce crevassée, nous passions ensemble mes étés de vacances et mes hivers frissonnants. Botanique, musique, nature, travaux des champs. Que d'apprentissages, que de petites et grandes vérités énoncées et liées à notre patois comme les gerbes de nos pâturages. Je moissonnais ainsi mon savoir avec mon grand-père dans les chemins de ma petite enfance.
     Un jour, un mal funeste se répandit dans son corps et son immense douleur traversa le village puis passa derrière les paupières du grand sommeil. Son corps empoisonné me laissa orphelin mais il me laissa l'ombre de sa main qui tient toujours la mienne.




     (1) Hache
     (2) Nom vernaculaire de la grande oseille.