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May
May 18, 2020, 12:35 pm

     Un matin commença pour moi une des pires périodes de l’existence. Le remembrement débarqua ses bulldozers, ses pelleteuses, ses énormes camions, ses hommes casqués et vitupérants

    En quelques semaines les chemins disparurent, les haies furent remplacées par des barbelés et le goudron prit la place du gravier.

    La mort souveraine est l'empreinte du monde humain qui emporte les lumières dans son sillage.

    Ils ont tué mes racines, ma vie, mon passé.

    Les chemins, les routes plutôt, sont maintenant rectilignes. On voit tous les champs alentours. Eux-mêmes ont été redessinés, décloisonnés puis redistribués selon un bon vouloir ignoré de tous ici. Même mon cheval ne s’arrête plus à la barrière de son champ. Mon cheval est perdu dans son propre champ.
    Nous traversons notre campagne entre les barbelés. Nous sommes prisonniers, au dehors de nous mêmes. L’administration nous a mis en prison dans nos propres champs. Nos champs, comme des déserts. Privés des oiseaux et des petits animaux, de tout ce monde qui vivait dans nos haies.
    Où est maintenant le souffle des oiseaux qui poursuivaient le ciel ? Ce ciel qui gémit lui aussi sur ce noir chapitre de notre livre.

    Mon passé est donc maintenant rectiligne. Les courbures infinies des chemins d’alors ne se cognent plus aux grands arbres qui les bordaient et les vivants d’alors, qui ne comprenaient pas tout de l’affaire, devaient certainement être perdus dans cet effroyable bouleversement. Aujourd’hui, ils ne sont plus surpris par ce passé délabré. Ils sont tous morts et mâchouillent certainement quelques tenaces rancœurs de leurs dents jaunies.
    Pour avoir connu tous ces chemins sans mots mais emplis de rêves, toutes ces allées ombragées pleines des silhouettes des oiseaux furtifs, beaucoup de ceux qui ont mon âge aujourd’hui comprennent la douleur de ces lieux ravagés. La terre noire des anciens saccagée par le fer des mercenaires cupides. Ce lieu fermé et minuscule qui s’ouvrait soudainement et immensément au monde. Tous les secrets d’un bocage intime enfouis sous les promesses du rendement maximal. Toutes les traces de soi et des autres chers au cœur, qu’on ne retrouverait plus dans cette géographie étrangère.
    Et maintenant encore, cette manière de vide en moi, cette impression de ne rien comprendre à la vie des hommes et de voir cette mort de la terre se reproduire à l’infini.


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         Hémorragie du sang sur les rêves abattus
         Poison humain exécutant l’ineffable
         Barbarie des cupidités sur la terre sacrée.
         L'homme, ce terrifiant prélude à l'horreur.



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    Ainsi j’ai vu mourir la terre et peu après les femmes et les hommes, ceux d’avant le grand chamboulement. Ceux qui nourrissaient la terre avec leur sueur et celle de leur bétail. C’est tout un monde que j’ai vu disparaître. Et avec tout ça, une grande part de moi-même, détruite par des mécaniques acharnées sur les identités simples du présent et du passé.

    Il y a une grande barrière opaque et mélancolique qui s’élève quand je me retourne sur mes souvenirs. C’est le masque du temps qui érode un passé pleurant sur notre devenir. C’est comme si ce passé se réveillait tout ébouriffé au milieu des grands arbres disparus. Ce passé qui me brûle me rend à l’horreur des hommes et à l’agonie de chaque arbre couché.

    Le désespoir hurle en moi.

    Ils sont tombés dans la poussière dans des craquements terribles. Leurs branches tremblaient et j’y voyais les ricanements de têtes de morts.
    Combien en ai-je vu tomber de ces grands arbres ? C’est mon univers qui s’engloutissait sous les chenilles hurlantes des engins mortifères.
    Les grands arbres n’ont pas eu de sépulture. D’immenses bûchers les ont consumés des jours et des jours durant.

    Qu’a été longue et choquante leur agonie.

    Je sens encore aujourd’hui la fumée de ces incendies scélérats et je vois toujours ces branches qui se tordaient vers le ciel comme pour s’agripper aux nuages qui passaient. Pour résister à la chute. Pour prendre une dernière goulée d’air frais et jeter un dernier regard à l’hirondelle avant de cracher sa sève sur ses bourreaux.

    Ils ont détruit ma langue, ils ont détruit ma terre. Avec celles des grands arbres ils ont arraché mes racines.

    Que faire de mon futur maintenant ? Maintenant que le fer a enterré mon enfance. Maintenant que je n’ai plus de nom, plus de langue. Maintenant que je porte en moi ce charnier que la poigne cruelle des hommes a accroché en ma poitrine. Et qu’il y a un grand vide en mon cœur.

    Un grand vide sans rien de plus.

    Sans rien de plus qu’un grand vide.


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         Je prendrai la terre par mes yeux grands ouverts
         Et je m'aspergerai des senteurs de ses brumes.
         Je suis de l'histoire du monde, à genoux dans son feu
         Et mon souffle comme une torche brûle au bout de son exil.
         Ma terre chérie, mon amour aux chairs torturées
         Aux embouchures des déchirures tu construis tes rancunes.



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    Ainsi le cliquetis macabre des chenilles annonçait la mort des femmes et des hommes d’avant, des anciens. Et l’arrivée des modernes. Ceux toujours assis dans leurs voitures, ceux qu’on ne connaissait pas avant. Avant cette vie immobile qui nous attendait. Cette vie de maison-travail-maison avec parfois une variante programmée pour les vacances.
    Ainsi notre vie d’avant était morte. Le goudron avait ouvert la porte aux machines agricoles modernes. Tracteurs, rotovators, moissonneuses-batteuses, épandeurs de fumier…

    Nos champs où nos mains avaient tant travaillé.
    Nos champs où s’entassaient les souvenirs de nos efforts. Nos champs où nous mélangions notre sueur avec celle des animaux de trait.
    Nos champs devenus trait de mort.
    Nos champs devenus des champs nus.
    Nos chemins au cordeau. Le rectiligne, le droit, le direct pour aller vite. Immobile dans une voiture avec le vide tout autour. Aller vite avec le vide tout autour.

    Avec le vide tout autour.

    Aller vite dans le vide. Et malheur à ceux qui habitent dans le vide car le vide tue les hommes et les animaux. Tous. Ceux qui n’avancent pas assez vite, ceux qui empruntent nos routes, ceux qui ne rapportent rien.

    Puis, un matin, j’appris que mon cheval était parti pour l’abattoir. En silence. Il est mort en silence, sans moi. Il a pleuré en silence, tout seul.

    Seul face au couteau.

    Ils ont détruit ma langue. Ils ont détruit ma terre. Ils ont tué mon cheval. Et je n’étais pas là pour prendre sa grosse tête dans mes bras. Mon beau cheval qui a pleuré en silence. Je le savais qu’il avait pleuré.

    Des pleurs dans le silence d’un couteau.

    Quel effondrement que le mien. Quelle haine aussi. Contre les machines qui détruisaient tout, contre mon oncle qui avait mené mon cheval vers la mort. Contre les hommes qui subissaient sans révolte. Qui couraient en ricanant vers leur perte.

    Il me restait le gazon tondu de la ville où résidaient mes parents. A regarder les voitures cracher sur les gens le long de la route. Et dans le brouillard des choses me laisser glisser sur le temps avec l’image de mes arbres et de mon cheval.

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