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May
May 18, 2020, 12:35 pm



     Il m'en a fallu des poussées de nostalgies dans la charge des années. Des images qui nagent dans une vie autre. Une vie minuscule abîmée dans l'eau verte de l'oubli, une vie où se sont fanés des personnages chers au cœur et au rire de l'enfance.

    Alors il y a bien le lait d'une route fantôme pour retourner aux collines délabrées des souvenirs. Mais il y a aussi des incertitudes à remonter le temps, comme une anxiété d'images honteuses, de visages inhospitaliers habitant ces lieux pourtant familiers. C'est toujours comme ça les souvenirs. Curiosité triste qui passe dedans la vie des vieux vivants qui ont des âges pas permis.

    Un tôt matin, au voile léger de mon chemin, j'ouvrirai ma petite maison endormie près du mur de pierres sèches, pleine du fatras entassé de l'enfance à la vieillesse, de toutes ces silhouettes boulottées par les mites. Des mondes inégaux et discordants empilés côte à côte sur des étagères anémiées.
    Les traces d'une vie trop liquide dans une géographie trop chétive. Cependant, l'hommage d'une existence allègre. C'est le minimum.

    Je laisserai la porte ouverte. Il faut que les oiseaux qui chantent sachent que mon retour se fera tantôt car j'aimerai qu'à ma rentrée le décor blond des tuiles cache encore les gazouillis de leurs nids.

    Revoir à l'encoignure du jardin les fleurs sans fin du mimosa de mes grands-parents.
    Croiser les morts d'avant, mettre ses pas dans leurs cendres, écrire le vide maintenant de ces années blanchies.
    Refaire à mon tour les soubresauts de leur chute, les oscillations de leur monde.
    Racines accrochées aux os décolorés, les souvenirs sont les lambeaux qui nourrissent les vies à venir.

    Cheminer du coté des souvenirs et sur les passages lisses et rocailleux de l'âme c'est toujours laisser des frôlements d'ailes et des fleurs derrière soi.

    La panse mafflue de mes années mémoires vibre de mon histoire. Inventée, réelle, imaginaire, héritée, rêvée. Les grands bruits de mon histoire qui parfois tirent les pieds de mes nuits.

    Je laisserai aux oiseaux les semis du jardin. Les souvenirs au chaud dans un panier, je partirai, je laisserai ma maison ouverte et j'irai gratter aux portes de mes souvenirs.
La famille est dans mon panier, avec les amis, les animaux et les paysages. Il y a des ombres qui rient, qui respirent et ronflent dans mon parcours. Des traces qui caressent mon trajet. Que mon panier est lourd !

À y tant penser que l'on fait revivre le monde. Serait-on né de jamais ? D'une récolte à venir de nos souvenirs ?


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         Je suis enfant de la terre
         Né dans la poussière d'un chemin.
         Dans leur ciel éteint
         Dans leur chair fantôme
         Les gens rient de me voir pieds nus
         Chanter et danser au soleil.
         Je suis l'arc-en-ciel de leur réalité.



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     Ma géographie est de proximité. Petit, ma ferme était à une portée de roue de vélo de la maison de mes parents. J'aimais monter sur les genoux de mon grand-père et sentir son tabac, sa terre, sa sève qui circulait dans ses bras durs comme les branches du frêne. Son accordéon avait des notes rocailleuses et je ne sais plus s'il en jouait correctement, mais quel bonheur pour moi d'être à ses côtés lorsque l'instrument dansait entre ses mains. Pétales d'une promenade dans l'impatience des notes. Tempo imparfait de la vie.

    Je n'ai pas retenu les mélodies, les distances sont trop parcimonieuses avec le passé.

    J'attends mon passé. L'ailleurs des autres est mon attente. Et mon silence.

    Mon enfance est de silence. J'ai toujours eu mes pas dans ceux du cheval. Nos pas communs scellés dans la terre. Nous avons beaucoup marché dans les rêves de la terre. Lui, tirant la charrue et ma petite main qui tenait les guides. Et à l'arrière, arc-bouté aux poignées de la mono-soc, mon oncle qui dirigeait le cheval de la voix. Le labour était une lutte entre la terre, l'homme et l'animal. Le lieu était hors du temps.
    C'était un lieu de rudes solitudes. Il y avait le bruit de la terre sous nos pas.
    C'était un temps d'amitiés, l'homme et l'animal y écrivaient ensemble leur vie sur la terre.

    Pousser la grille du temps. Je suis là, petit berger craintif et intimidé, une carotte à la main. Pour mon cheval. Ma joue posée contre la sienne, nous restons longtemps ainsi, lui, mastiquant le légume volé au jardin et moi, raide comme une statue, dans la joie de l’amitié d’un cheval breton. Sa grosse tête qui sentait bon tout contre mon souffle.

     L’histoire encore, de l’autre côté de la vie, dans une vie autre, presque oubliée, derrière le mur opaque de la mémoire. Mon oncle m’explique comment monter sur un cheval nu. Un saut latéral qui nous propulse presque horizontal sur le dos du cheval. Là, il faut agripper la crinière qui nous aidera à nous rétablir et ce faisant, à nous libérer de la loi de la gravitation.

     Si l’action est encore claire en moi, le décor de la scène reste un grand brouillard. Cela devait se passer face à la maison, mais le temps a rongé les bords de mes certitudes. Et c’est ainsi que depuis j’emmenais au champ, chaque soir, mon ami cheval. Sa crinière comme seul soutien. Lui, connaissant le chemin du champ, n’avait besoin d’aucun guide.

    Petit je n’avais pas de livre. Mon cheval écrivait mes jours dans cette douce ruralité. Il n’existait pas de mots boursouflés par les phrases inutiles. Mon pays était une île et mon cheval en traçait les contours. Je ne me suis jamais perdu dans les mots. Ni les miens ni ceux des autres.


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         Mon pays est celui des oiseaux et des fleurs
         Mes frontières sont le sillage des nuages
         Mon écriture chevauche le vent
         Je suis orphelin des hommes.



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    Ma vie d’alors, comme des lignes gribouillées. Ma langue d’alors comme le chant d’un doux manège qui tourne dans un village pur Poitou.


    Ma langue d’alors, celle du temps où j’étais petit, cette langue interdite à l’école, considérée trop triviale et synonyme d’inculture. Langue de mon village où vivaient mes grands-parents et mon oncle.
    J’ai eu des coups pour oublier le patois. Les instituteurs avaient la responsabilité d’éradiquer toute langue régionale et ce nivellement se faisait souvent par des coups de règle sur les doigts.

    Notre patrimoine c’était la terre, les animaux de notre ferme et même si nous avions un peu honte de notre patois nous savions ce lent recouvrement nécessaire pour l’obéissance aux ordres de la guerre ou à ceux des villes. Ma mémoire est en patois. Elle est celle de mon grand-père dans les tranchées de la grande guerre. Les tranchées parlaient patois. On a voulu tuer le patois dans l’effarement de ces fosses où se sont écoulées tant de morts. L’école a fait ce que la guerre n’a pas pu obtenir. Une langue pour obéir aux ordres. Une langue pour soumettre la campagne à la ville, à la modernité et à ses machines.


    Changer de langue c’est changer de maître.


    Nos vêtements linguistiques nous ressemblaient. Ils nous collaient au corps, ils étaient nos chaînes, nos silences et parfois nos obstinées révoltes , ils expliquaient le temps de nos campagnes qui n’est pas celui des villes.
    Notre patois était notre vie, il était nos charrues retournant la terre, il était le pas lent de nos bœufs et l’odeur de nos étables. Il était nos gerçures en hiver.
     Il était le foin de nos granges, la douleur des ventres creux de nos morts, l’ ivresse de nos journées au soleil.
    Le patois était notre salive au goût de fougère, ses mots étaient vivants comme les oiseaux du printemps.

     Ils ont gommé notre langue et dès lors nos mots sauvages et libres ont jonché notre sol.
     Il y a une douleur lorsque l’identité d’un sang tombe sur l’oubli des hommes car une vie disparaît pour une autre inconnue.

     Alors, sur notre géographie mineure, celle dont nous ne connaissions rien au-delà de l’horizon, notre identité a sombré derrière le déroulé bleu et plat de nos terres. Avec la disparition de notre patois c’est la terre elle-même qui perdait sa mémoire. Notre vieille terre avec ses arbres debout et ses mares coassantes.
     Dans ce grand émoi, dans ce grand vide, la terre a perdu ses rêves. Pour lors, le temps fût à l’improvisation et, il faut le dire, au grand n’importe quoi.
     Les chemins écrivaient des romances sans paroles que je savais lire en allant aux champs. Ils distillaient à l’envi des arômes puissants dans leurs ardentes broussailles.
     Comme j’aimais m’abreuver du parfum des églantines et m’étourdir de l’écoute des pures mélodies d’un petit ruisseau !

    Tout cela est gravé dans mes rêves.

    Mais le temps n’est jamais trop vieux pour ne plus mordre. Alors est survenu la pire des choses à ma campagne. Le temps du remembrement. Ce temps imaginé dans de tristes et sépulcraux bureaux citadins afin d’industrialiser l’exploitation de la nature et de briser la petite agriculture malthusienne.

    Le remembrement qui allait arracher la chair de mes chemins terrifiés. Le remembrement qui allait abolir l’anatomie de ma campagne gémissant au vent. Le remembrement qui allait raser, arracher, maltraiter, défigurer, amputer, éborgner. Le remembrement qui allait mutiler la nature et tuer le bocage.


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         Écriture blessée sur une douleur silencieuse.
         S'allonger sur les décombres des souvenirs
         Voir les déchirures de son passé
         Et continuer son chemin en claquant des dents.

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